Le 23 octobre 2001, Steve Jobs sortait de sa poche un appareil « qui n’est pas un Mac », mais qui pouvait contenir 1000 chansons. Une véritable révolution à l’époque pour la musique, mais aussi pour une entreprise dédiée jusque-là aux seuls ordinateurs et qui va opérer un sacré changement stratégique pour se réinventer.
Même si Apple lui a offert un coup de frais il y a deux ans, l’iPod devenu « touch » ne fait plus partie des appareils instinctivement cités lorsque l’on demande de nommer des produits Apple emblématiques. Pourtant, sans lui, il n’y aurait sans doute pas d’iPhone, pas d’iPad, pas d’Apple Music ou même de services de streaming musical tout court.
Ce n’est pas manquer de respect à Sony et autres fabricants qui avaient rendu la musique portable bien avant Apple, même initié l’utilisation du MP3 avant que l’iPod ne voie le jour. Mais comme souvent, Apple a saisi le petit truc qui fait la différence pour généraliser un usage et en faire un bien incontournable. Dans le cas de l’iPod, ce ne fut rien de moins que de penser la musique à télécharger, morceau par morceau, sans pouvoir se l’échanger pour préserver le droit d’auteur et de la copie privée… et aussi vendre individuellement de la musique au titre et plus en album entier.
L’affront d’Adobe à l’origine d’un virage pour Apple
Dire que l’invention d’un appareil aussi petit que l’iPod pour écouter de la musique en vadrouille vient d’une entreprise dont le cœur de métier était de faire des ordinateurs plutôt massifs et de cibler davantage la vidéo plutôt que la musique en laquelle Steve Jobs croyait moyennement.
Mais il paraît qu’il n’y a que les imbéciles qui ne changent pas d’avis… et sans ça, la face de la musique que l’on connaît aujourd’hui en aurait sans doute été grandement changée.
Steve Jobs s’est forgé une image de visionnaire, mais en 1999, il est davantage concentré sur la vidéo. Les caméscopes sont légion, les gens veulent monter leurs vidéos sur ordinateur et l’iMac ou le Mac doivent devenir incontournables pour cela, que l’utilisateur soit professionnel ou non. Il focalise tout d’abord toute son attention sur la quête d’un logiciel vidéo performant. Jobs demande à Adobe de lui créer une version d’Adobe Premiere pour Mac qui soit aussi performante que celle très prisée sur Windows. À la stupeur de celui-ci, Adobe, une société qu’il a aidé à se créer, le lui refuse au motif qu’il n’y aurait pas assez d’utilisateurs potentiels. Et pour combler le tout, la firme ne veut pas non plus adapter Photoshop et d’autres programmes de sa suite sur Mac OS X alors que les graphistes et créatifs travaillent sur Mac.
Jobs est furieux. Il avait une intime conviction préalable qu’il était nécessaire de contrôler toute la chaîne d’un système. Cet épisode le conforte dans sa philosophie. Désormais, Apple fera tout pour gérer son matériel comme son logiciel et son système d’exploitation, « sans quoi on allait dans le mur », confiera-t-il quelques années plus tard à Walter Isaacson, auteur de sa biographie officielle, Steve Jobs. Ainsi verront le jour Final Cut Pro pour le montage vidéo et sa version simplifiée gratuite iMovie, iPhoto pour la photo, GarageBand pour la musique et surtout iTunes, l’outil de gestion de sa discothèque numérique.
Le « foyer numérique » se doit de partir en balade
Le génie de Cupertino veut numériser la vie de tout un chacun et cela passe par le concept de « foyer numérique » dont le Mac serait le cœur, capable de supporter tous les usages et de centraliser toutes les actions pour faciliter l’expérience utilisateur. Après la vidéo qu’il voulait pouvoir monter et la retouche photo numérique, Jobs comprend assez tardivement l’effervescence de la musique gravée sur CD. Un phénomène alors en plein boom tandis que Napster (en version plateforme P2P un peu pirate à l’époque) et d’autres comme Kazaa connaissent leurs heures de gloire, et que les fabricants de graveurs de CD comme HP voient leurs ventes s’envoler.
Apple vint tardivement aux graveurs intégrés dans ses appareils. Et pour cause, Jobs ne trouvait pas le système à plateau CD élégant. Mais, bien que focalisé sur la vidéo jusque-là, il finit par saisir l’ampleur prise par le phénomène de la musique numérique. L’importation de morceaux de musique des CD vers l’ordinateur devenait le passe-temps favori de beaucoup de mélomanes qui téléchargeaient aussi les titres depuis des logiciels de partage avant de graver le tout sur des CD vierges. « Je me sentais floué, je savais que nous avions raté le coche et qu’il fallait travailler dur pour reprendre le dessus », admet-il alors au magazine Fortune. L’iMac hérita enfin de son graveur de CD, mais Jobs voulait plus que ça.
Pour lui, passer la musique d’un CD à l’ordinateur pour ensuite graver ses listes de lecture sur un autre CD était bien trop fastidieux et surtout extrêmement long pour un utilisateur lambda. Il fallait une application ergonomique et plus intuitive pour lui, ce qui n’existait pas, à ses yeux, sur le marché. Alors il alla trouver les créateurs de Soundjam, une interface utilisateur conçue pour le Mac par trois anciens développeurs d’Apple justement (Bill Kinkaid, Jeff Robbin et Dave Heller) afin de pouvoir être utilisée par un baladeur MP3 alors à la mode, le Rio. Ils y avaient même ajouté une fonction Jukebox pour pouvoir gérer sa musique sur son ordinateur. En janvier 2000, Apple racheta Soundjam, le délesta de nombreuses fonctions trop alambiquées et parasites pour Jobs. Il voulait le rendre plus « simple et ludique » afin que chacun puisse y trouver facilement le titre, l’artiste ou l’album qu’il voulait, comme il voulait. Ainsi naquit iTunes, au nom directement inspiré par iMovie.
Fort de son logiciel pour la musique, Apple avait besoin d’avoir son propre lecteur de musique numérique pour fonctionner avec iTunes, sans oublier de passer par le Mac pour gérer les tâches plus complexes (téléchargement, création des playlists…). La marque à la pomme était connue pour faire des ordinateurs, elle allait enfin diversifier ses activités et ses appareils. Mais pour cela, Jobs, grand amateur de musique, voulait un appareil innovant pour prendre le dessus d’un marché où tous les lecteurs MP3 étaient « vraiment pourris », dixit Phil Schiller qui regrettait que personne ne sache vraiment comment s’en servir.
Un iPod conçu en quelques mois
Fin 2000, Jobs mobilise ses équipes pour lancer la réflexion et la conception d’un lecteur numérique maison. Durant quelques mois, les ingénieurs d’Apple réfléchissent aux composants nécessaires, alors difficiles à trouver. Ils ne veulent surtout pas faire aussi complexe et pauvre en capacité que les appareils concurrents (une quinzaine de titres embarqués). En février 2001, l’aventure va s’accélérer. Jon Rubinstein, ingénieur chargé du projet, réussit à rassembler les pièces qui lui semblent indispensables et surtout, le cœur du futur lecteur : un mini lecteur de 4,5 cm capable de stocker l’équivalent de 5 Go de données, soit un millier de titres. Toshiba ne savait pas quoi faire de sa découverte, Apple trouva pour lui et en obtint les droits exclusifs.
Pour assembler les pièces, il fallait un maître d’œuvre. L’expert design, Jony Ive, était déjà sur le pont d’autres projets et son équipe et lui n’avaient pas le temps de réfléchir au futur iPod. Rubinstein enrôla alors un programmeur atypique, au look un peu décalé et cyberpunk, ancien de chez General Magic et Philips Electronic : Tony Fadell. Surtout, un homme qui avait déjà tenté de vendre son idée de lecteur numérique performant à Sony, Philips ou encore RealNetworks. En vain.
Rubinstein avait flairé le bon profil et joua son va-tout pour le faire venir et lui exposer le projet : créer un lecteur de musique qui fonctionne avec iTunes. Banco pour Fadell qui se lança dans le projet, comme consultant d’abord, car il tenait à sa liberté, puis, sous la pression de Rubinstein, comme employé d’Apple. Fadell se sentit d’ailleurs piégé le jour où on lui força quelque peu la main pour signer son contrat et rejoindre l’entreprise ou bien quitter le projet alors que celui-ci était enfin sur de bons rails avec Fadell à sa tête.
Cette mésaventure jeta un froid entre les deux hommes. De nombreuses années durant, ils se querellèrent pour revendiquer la paternité de l’iPod, Rubinstein estimant qu’il avait rassemblé les pièces pour concevoir l’iPod. Fadell jugeant qu’il lui avait donné vie et qu’il avait eu l’idée d’un lecteur bien avant Apple. Jobs s’en moquait bien et il voulait que l’appareil soit sorti avant Noël et présenté en octobre 2001 soit près de six mois seulement plus tard. Un délai extrêmement court.
Mais Fadell avait une prémonition : « Ce projet va remodeler le visage d’Apple et, dans 10 ans, ce sera une boite dédiée à la musique, pas à l’informatique », avait-il prophétisé auprès des employés de PortalPlayer, une petite entreprise fabricant des lecteurs MP3 qu’Apple embarqua à sa suite pour créer l’iPod. Comme bien souvent, Steve Jobs récupérait la base pour redessiner le logiciel, l’épurer de ses fonctions trop complexes pour n’en garder qu’une interface simplifiée. Il fallait juste que l’objet tienne dans une poche à la façon d’un paquet de cigarettes.
« Simplifiez ! »
En avril 2001, Fadell présenta son concept à Jobs sous forme d’un modèle avancé avec écran LCD. Phil Schiller lui apporta sa touche personnelle, la célèbre molette qui fera le succès de l’iPod avec sa possibilité de naviguer aisément dans les menus déroulants de l’interface et passer rapidement une centaine de morceaux en tournant simplement son doigt plutôt qu’en appuyant un nombre incalculable de fois sur un bouton. Jobs valida le projet avec un mantra : « Simplifiez ! », exigea-t-il de ses équipes. Tout devait être fait et le morceau lancé en moins de trois clics.
Le patron de la firme eut une intuition de taille qu’il imposa à ses équipes pour faciliter l’utilisation : les multiples fonctions de l’iPod devraient être gérées par l’ordinateur sur iTunes et non pas le petit appareil. Les listes de lecture seraient élaborées sur iTunes, puis synchronisées sur l’iPod. Il supprima aussi l’idée d’un bouton ON/OFF pour activer l’appareil. Il miserait sur la mise en veille, puis sur le réveil en appuyant sur n’importe quelle touche, comme ce sera le cas pour les appareils portables suivants tels l’iPhone. Pour Jobs, c’était autant une hérésie fonctionnelle qu’une disgrâce visuelle.
Côté matériel, les exigences furent tout autant réfléchies : une connexion FireWire pour télécharger mille morceaux en moins de 10 minutes, là où les habituels baladeurs numériques étaient d’une lenteur excessive et dotée d’une interface trop complexe. Et aucun n’était capable d’embarquer autant de morceaux et de le jouer aussi simplement, car la batterie était prévue pour tenir la durée. Après des semaines de réflexion, il nomma son appareil iPod, en hommage à 2001, l’Odyssey de l’espace de Stanley Kubrick et sa capsule Pod, mais aussi aux iMac, iMovie et iTunes, le nouveau compagnon et allié musical.
Car, l’iPod en bonne voie, Apple devait décider quels morceaux pourraient y être ajoutés. Les CD personnels étaient une évidence, mais un nouveau type de consommation musicale était en train de voir le jour avec le téléchargement illégal. Seulement, Jobs, mélomane devant l’éternel, ne voulait pas encourager le piratage et estimait que les artistes avaient le droit à des bénéfices sur les ventes de leurs albums. Alors, il fixa des règles : la musique pourrait être déplacée de l’ordinateur vers l’iPod, mais pas l’inverse pour éviter le « partage » de musique vers d’autres utilisateurs qui n’en auraient pas les droits. C’est aussi dans cette perspective qu’il lancera par la suite l’iTunes Store (2002), pour permettre à chacun de remplir son iPod, mais en rendant possible aussi l’achat de la musique au titre et plus forcément en devant payer un album entier. Une petite révolution était née, non seulement de l’achat de la musique en ligne, mais aussi dans la consommation.
Un produit pour booster les Mac qui devra compter sur Windows
Même s’il a désormais quitté le navire, il est toujours difficile d’évoquer l’histoire d’Apple et de ses produits phares sans parler de Jony Ive. Il fut le designer attitré de la marque à la pomme, l’homme auquel on doit notamment les Macintosh, le PowerBook, l’iMac ou encore l’iPhone, l’iPad, l’Apple Watch et le MacBook Air. Il aurait été incongru que l’iPod se soit fait sans même une mini intervention de sa part.
Ive finit par intervenir tardivement sur le projet, au moment où il fallait évidemment lui trouver un look. Il voulait quelque chose de « luxueux et sérieux », exprimant la sérénité et la retenue, expliquera-t-il dans la biographie de Steve Jobs. Pour cela, il voulait du blanc pur en façade, sa marotte depuis ses études, et un dos noir en acier inoxydable, le tout sans jonction ni soudure apparente pour faire premium et non gadget. Alea Jacta Est. Steve Jobs acquiesça. Il sentit même la puissance de son appareil et le fait que, en devant fonctionner avec l’iMac pour transférer sa musique, il doperait aussi les ventes de ce dernier. Apple investit plus que de raison dans la communication autour du baladeur (on parle de 75 millions de dollars de l’époque), car Jobs croyait dur comme fer à la possibilité de voir l’iPod dominer les ventes et le marché des baladeurs numériques.
Repoussé de quelques jours en raison du mariage de Rubinstein, l’iPod fut intronisé le 23 octobre 2001, sorti de la poche de Steve Jobs lors d’une keynote qui promettait de la nouveauté qui « n’est pas un Mac », comme le clamait l’invitation. L’histoire est en marche pour l’iPod, qui s’écoulera à plus de 400 millions d’unités dans ses différentes versions qui suivront (iPod nano, iPod video, iPod shuffle…). Pourtant, tout ne démarre pas sous les meilleurs auspices.
L’iPod est vendu à près de 400 dollars (environ 345 euros) et il a un gros handicap : il ne fonctionne qu’avec un Mac, marché alors réduit comme peau de chagrin face aux PC Windows. Jobs croit tout d’abord que cela fera venir les utilisateurs vers le Mac. Il se trompe et c’est lui qui devra céder en 2002, lorsque la génération suivante d’iPod arrive. Il s’entend avec MusicMatch pour permettre le transfert de musique du PC vers l’iPod. Et en 2003, iTunes fait son apparition sur Windows. La démocratisation du produit va pouvoir commencer… à condition d’avoir du contenu à y mettre facilement.
Et Jobs bouleversa aussi l’industrie musicale
Il ne restait plus à Jobs qu’à convaincre les maisons de disque d’embarquer dans son projet plus vaste de l’iTunes Store pour permettre aux propriétaires d’iPod d’intégrer encore plus facilement de la musique. « Nous pensons que 80 % des gens qui commettent ces vols (téléchargement illégal, NDLR) le font à contrecœur (…), car ils n’ont pas d’alternative légale », souligna Jobs au magazine Esquire. Pour lui, il fallait un meilleur service que ceux proposés par les maisons de disque pour éviter de faire des voleurs. Pour attirer dans ses filets, il vanta tout d’abord le fait que les titres à l’unité seraient vendus 99 cents, mais que cette « vente à la découpe » était essentielle pour le bien d’un marché où les ventes d’albums CD commençaient à fléchir avec la montée en flèche de la musique gravée et du piratage.
Apple se mit des artistes à dos comme Trent Reznor, le fondateur de Nine Inch Nails qui estimait qu’un album était un tout et des morceaux racontant une histoire ensemble. Les majors, d’abord réticentes, finirent pas être convaincues par un homme qui leur promet une simplicité d’expérience, une boutique avec des titres protégés par des cadenas numériques, les DRM qui empêchent le piratage et le transfert.
En 2003, Apple tire toutes les ficelles. Il a son iPod, son store pour acheter des morceaux de musique à l’unité (iTunes Store), son logiciel de gestion (iTunes), sur son propre appareil (Mac) et même chez la concurrence (PC Windows). La boucle est bouclée. Les stars se bousculent. U2 aura droit à son édition spéciale, il est de bon ton d’être photographié ou filmé avec son iPod quand on est une célébrité, etc. Tout le monde s’arrache l’appareil qui représente alors plus de 40 % des bénéfices d’Apple. La société entre dans une nouvelle ère, celle des accessoires et appareils plus compacts qui viennent en parallèle des ordinateurs. Elle n’est plus une société seulement de Mac et l’iPod connaîtra, durant sa première décennie surtout, des évolutions de taille, devenant plus fin, plus petit, avec de la vidéo, ou encore tactile au fil du temps.
L’iPhone sera directement inspiré de l’iPod — qui disparaîtra progressivement de l’avant-scène avec la montée en puissance de celui-ci –, l’Apple Watch aussi en quelque sorte avec son écran tactile, ses possibilités et sa couronne digitale avec retour haptique pour naviguer dans le menu, digne héritière de la roulette de l’iPod. Mais c’est aussi la consommation de la musique qui en sera changée.
Dès lors, la musique s’emporte dans la poche, se charge à l’unité, s’écoute à volonté et selon des playlists élaborées en fonction des goûts de chacun. Un peu comme le streaming musical de nos jours en quelque sorte, digne héritier encore plus numérisé.