Avec Grand Union, Zadie Smith troque sa plume de romancière pour signer son premier recueil de nouvelles. Si la forme change, le ton reste fidèle à celui de ses romans  : cette collection d’histoires courtes est délicieusement cynique.

À la lecture de Grand Union, il faut imaginer Zadie Smith nous dérouler ses phrases avec son timbre particulier et son accent londonien. Sur un ton égal et onduleux, l’air de rien ironique et grinçant. Qu’elle nous parle de racisme, de transphobie, d’un peintre aigri ou de sœurs mélomanes, l’écrivaine pointe les contradictions, les angoisses et les faux-semblants de la société.

«  Et pendant ce temps, par centaine de milliers, peut-être même de millions, les petits poussins défilent chaque jour sur un tapis d’usine où des employés les retournent pour vérifier leur sexe et jettent les mâles vivants dans d’immenses broyeurs  ».

Zadie Smith, Grand Union

La nouvelle est reine chez les auteur.ice.s anglophones. C’est un passage obligé par lequel il faut commencer, exceller ou (plus rarement) échouer. De Virginia Woolf à Alice Munro en passant par Raymond Carver et Charles Bukowski, grande est la tradition de ce genre littéraire parfois injustement délaissé des écrivain.e.s francophones. Un recueil de Zadie Smith était donc chose attendue et espérée. Pourtant l’autrice de White Teeth (2000) livre ici un recueil un peu inégal parce que trop éclectique.

Grand écart

Le recueil se compose de 19 nouvelles très différentes dans leurs formes et leurs genres narratifs. Il y a quelques nouvelles à la structure traditionnelle telles que « Bien sous tous rapports » dans laquelle le fils d’une marionnettiste tombe amoureux d’une camarade de classe ; ou encore « Fuir New York » dans laquelle des milliardaires – probablement Michael Jackson et deux de ses ami.e.s – fuient la ville en limousine après ce que l’on devine être le 11 septembre.

Et puis il y a ce que l’on peu appeler les écarts, les nouvelles atypiques. Zadie Smith est allée dans l’inattendu : la nouvelle dystopique cyberpunk (« Serrer la main du président ! »), la méta-littéraire (« Journée portes ouvertes à l’école : histoire d’une épiphanie ») ou encore la métaphorique (« La Rivière paresseuse »). Dans cette dernière nouvelle par exemple, le narrateur compare explicitement son séjour en Espagne au bord d’une piscine d’un hôtel avec une « métaphore » de la vie dans laquelle il « replonge ». Il observe d’un œil cynique ces voisin.e.s qui se prennent en photo ou ont des tatouages d’Amy Winehouse sur les tibias en rappelant tout de même qu’il s’inclut dans ce ridicule comme l’écrivain.e dans son œuvre : « Au nom de quoi on le jugerait ? ». Chaque fois satire sociale et cynisme viennent lier l’ensemble des nouvelles.

Cynisme et solitude

Zadie Smith maîtrise l’art de la phrase, du paragraphe, du rythme et de l’intrigue dans le sens où chaque nouvelle reste longtemps intrigante. Les lecteur.ice.s découvrent par bribes les situations : pourquoi tel personnage divorce, pourquoi tel autre est un peintre aigri. Chez Zadie Smith, les personnages réfléchissent à leur solitude, s’y confrontent et en sortent rarement. Dans « Une Dialectique », une mère de famille se rend compte que sa fille ainée grandit tout en réfléchissant à sa solitude : « En ville, elle était seule, une solitude particulièrement peu enviable avec quatre enfants sur les bras ». Dans « L’Éducation sentimentale », une femme se remémore ses années universitaires et ses expériences sexuelles : «  Le monde entier lui manquait, ainsi que la personne qui lui ferait oublier ce manque ».

Enfin, il y a la dimension politique des nouvelles de Zadie Smith. Comme l’autrice partage sa vie entre le Royaume-Uni et les États-Unis, les deux décors se retrouvent dans ses nouvelles. Il est fait mention du Brexit et surtout de l’Amérique du nord, qui « est une salope qui fait plonger dans la folie tous ceux qui la prennent vraiment à cœur » (« Paroles et musique »), et dont les habitants sont contraints de « jeter un coup d’œil aux derniers tweets de ce type, comme chaque jour depuis son accession au pouvoir en janvier » (« La Rivière paresseuse »). La dimension du racisme sert également de fil rouge aux nouvelles, sujet notamment présent dans « Déconstruire l’affaire Kelso Cochrane », une nouvelle historique qui reprend le meurtre non élucidé de ce jeune homme assassiné le 17 mai 1959 en Angleterre.

«  En se faisant lyncher, personne ne s’est jamais dit  : “Au moins, ça débouchera un jour sur le mouvement des droits civiques”. La victime se contente de trembler, de souffrir, de hurler et de mourir. La douleur est la chose la moins symbolique qui soit  ».

Zadie Smith, Grand Union

Si les nouvelles de ce recueil ont pour point commun leur cynisme et leur dimension satirique, on peut regretter que l’ensemble n’ait pas plus de cohérence. Grand Union reste tout de même l’œuvre d’une grande écrivaine qui prouve une fois de plus qu’elle maîtrise son art, quelque soit la forme prise par celui-ci.

«  Du point de vue de la mère, le plus agréable dans une station balnéaire, c’est qu’on y faisait comme tout le monde sans s’y poser de question. On suivait le troupeau. Pour une famille sans père comme l’étais désormais la sienne, cet aspect collectif procurait un camouflage idéal  ».

Zadie Smith, Grand Union

Zadie Smith, Grand Union, 2021, Gallimard, trad. Lætitia Devaux, 288 p., 21 €

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