“N’as-tu jamais fait un de ces rêves qui ont l’air plus vrai que la réalité ?, demande Morpheus à Neo, si tu étais incapable de sortir d’un de ces rêves, comme ferais-tu la différence entre le monde réel et le monde des rêves ?”. De l’œuvre des sœurs Wachowski, matricielle pour l’univers de Laylow, aucune citation ne cristallise mieux ce qui fait l’essence de L’Étrange Histoire de Mr. Anderson, le nouvel album tortueux du rappeur toulousain, et ce qui s’est joué entre celui-ci et son prédécesseur, l’impressionnant Trinity.
De Matrix, inspiration fondatrice qui structurait la narration de Trinity, il ne reste pourtant que des éléments résiduels : un nom – Mr. Anderson, l’alias de Neo dans la matrice et celui de Laylow à la production – et une réalité tordue. Envisagé comme un véritable préquel à la naissance de l’artiste Laylow, L’Étrange Histoire de Mr. Anderson est un disque où l’influence cyberpunk de la dystopie Trinity n’est pas encore advenue.
À ce titre, il narre l’histoire de Jey – le vrai surnom de Jérémy Larroux alias Laylow – où l’onirisme de Tim Burton et les synthétiseurs analogiques ont remplacé le règne des machines et la maestria numérique de Trinity.
En bon chef d’orchestre, Laylow s’était idéalement préparé le terrain en proposant, le 6 juin dernier, un court-métrage en forme de fable burtonienne où il mettait déjà en scène la naissance de l’inspiration et son rapport décalé au monde par l’intermédiaire d’un alter ego : Mr. Anderson, qui s’invite désormais sur les interludes du disque.
Malgré une idée assez géniale – mixer les voix des scènes de vie quotidienne de manière naturaliste et les dialogues avec Mr. Anderson en très haute qualité pour figurer l’inadéquation de Jey au monde et le rêve qui pénètre la réalité –, c’est pourtant là que se niche la principale faiblesse d’un album qui ne raconte fondamentalement pas beaucoup plus que le court-métrage qui l’accompagne et qui s’étale en skits illustratifs qui peinent à captiver.
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La science des rêves
Si Laylow se rêve en réalisateur hitchcockien dans les photos promotionnelles de son disque, il devrait emprunter au maître du suspense son inébranlable confiance en ses effets de mise en scène. Car, lorsqu’il donne à entendre plutôt qu’à raconter, L’Étrange Histoire de Mr. Anderson force le respect.
Dès son morceau inaugural, Un Rêve Étrange, Laylow parvient parfaitement à capter ce qui fait la matière des rêves. Avec une acuité qui se poursuit dans le découpage fragmenté du disque – changements de productions, morceaux courts, déstructurés, stoppés de manière abrupte –, il orchestre une sorte de chaos organisé qui figure à la fois le bouillonnement créatif de son auteur et le comportement erratique de son personnage face à cette réalité dont il s’accommode mal. Cette déstructuration perpétuelle est celle d’un Laylow d’une ère pré-“digitale”, d’un Jey qui n’aurait pas encore tout à fait canalisé sa créativité.
Dans SPECIAL, l’un des plus beaux morceaux du disque, c’est tout le projet initié par L’Étrange Histoire de Mr. Anderson qui advient. Tant sur le fond – un hymne désenchanté à l’étrangeté – que sur la forme – un écrin musical organique capable d’accueillir toute l’intimité des textes du Toulousain.
Blockbuster d’auteur
S’il partage une spécificité avec les cinéastes inadaptés de Speed Racer ou avec la bizarrerie de Tim Burton, c’est bel et bien l’ambition démesurée qui traverse son art, malgré l’intimité qui y affleure presque tout le temps (un contrôle au faciès, le départ forcé de la maison familiale, les problèmes de santé mentale, l’incompréhension autour de sa différence…). Dans L’Étrange Histoire de Mr. Anderson, tout fait corps avec un sens du détail qui donne le vertige.
Dans cette quête, Laylow s’est entouré d’un casting façon blockbuster de rêve : Damso, Hamza, Nekfeu, slowthai, Alpha Wann et une myriade de producteurs de haute volée. Plus qu’un simple empilage d’invités, ce casting est un véritable manifeste à l’indépendance, à la versatilité et à la différence, et s’intègre dans le storytelling de l’album. En somme, croire en ses convictions et à sa bizarrerie pour accoucher d’un disque à grand spectacle pétri d’intimité – un blockbuster d’auteur.
Des morceaux fleuves et cinématiques (UNE HISTOIRE ETRANGE, VOIR LE MONDE BRÛLER), au double-morceau 80’s avec Hamza (WINDOW SHOPPER), en passant par la brutalité de HELP !!! et LOST FOREST ou le foisonnement d’éléments de soundesign et de toplines inventives, L’Étrange Histoire de Mr. Anderson est un disque qui n’a jamais peur du trop-plein et qui ne relâche jamais son attention.
À l’instar de la maison biscornue du Charlie et La Chocolaterie – reprise telle quelle dans le court-métrage qui accompagne le disque –, L’Étrange Histoire de Mr. Anderson est un édifice parfois branlant, mais terriblement attachant d’originalité et de prises de risques.